Expression désignant le départ des habitants blancs des villes aux Etats-Unis, le « white flight » est le produit de plusieurs transformations sociales, géographiques et politiques dans la deuxième moitié du XXe siècle, comme la déségrégation des espaces publics, ordonnée par les tribunaux, la Seconde Grande Migration des Africains-Américains du sud vers le nord, ou encore les politiques publiques en faveur de la voiture et de l’accession à la propriété immobilière. Par conséquent, les nombreux chercheurs s’étant intéressés à ce processus ont démontré qu’il s’avère indispensable pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans les métropoles états-uniennes à cette même époque : ségrégation raciale dans le logement comme dans les espaces publics, développement des banlieues périurbaines, désinvestissement et déclin démographique dans les villes.

Une forme particulière de mobilité résidentielle

Le phénomène du « white flight » correspond à une forme particulière de mobilité résidentielle. Si les géographes ont retracé l’ampleur des mobilités résidentielles aux Etats-Unis – leur vitalité comme leur relatif déclin à la fin du XXe siècle, en ce qui concerne les mobilités inter-Etats, ils en ont aussi identifié les facteurs : la perception d’une amélioration du logement et du quartier, des raisons liées à l’environnement familial, ou encore les éventuelles opportunités économiques apportées par la mobilité (Cooke 2013, Clark et Ledwith, 2006, Coulton et al., 2012). A cette liste, l’étude du « white flight » ajoute une dimension supplémentaire : la couleur de peau des personnes concernées. Par conséquent, cette mobilité s’inscrit dans un vaste ensemble de processus géographiques, sociaux et politiques inhérents à la production de l’espace urbain aux Etats-Unis, de la ségrégation résidentielle à la périurbanisation et à la déprise urbaine.

Littéralement traduite par la « fuite des Blancs », la notion de « white flight » désigne, en effet, la migration des habitants blancs des villes états-uniennes vers les banlieues résidentielles périurbaines (appelées « suburbs ») dans la deuxième moitié du XXe siècle. Il s’agit d’un phénomène de masse, en réaction à l’arrivée des Africains-Américains dans les centres urbains au même moment. Entre 1960 et 1970, quelque 12 millions de Blancs quittent les villes pour les banlieues, alors que 2,6 millions d’Africains-Américains s’installent dans les villes états-uniennes. Par conséquent, le « white flight » a façonné la géographie raciale des Etats-Unis, les centres-villes devenant de plus en plus noirs et les banlieues de plus en plus blanches. En 1980, 72% des Africains-Américains métropolitains vivaient dans les centres-villes, contre seulement 33% des Blancs métropolitains (Taylor 2019, Boustan 2010).

L’exploration des origines et des conséquences du « white flight » dans la littérature scientifique

Dès les années 1970, de nombreux chercheurs issus de disciplines diverses – l’histoire urbaine et politique, la sociologie, la géographie sociale – se sont efforcés d’en établir la chronologie, les facteurs explicatifs et les conséquences sur les métropoles états-uniennes. Entre les années 1970 et 1990, les travaux autour de la « transition ethnique » dans les quartiers urbains se sont interrogés sur les effets démographiques et économiques du processus, tout en cherchant à comprendre si le racisme en était une motivation clef (Frey 1979, Wurdock 1981). Au même moment, les historiens s’intéressant à la désaffection de la classe ouvrière blanche pour le parti démocrate et à la montée du conservatisme blanc ont aussi mis en avant cette notion : l’inquiétude des Blancs face à la criminalité et aux émeutes urbaines dans les quartiers noirs à la fin des années 1960 les aurait poussés à quitter les villes comme à se détourner des démocrates (Siegel 1984, Rieder 1985). Ce dernier point est aujourd’hui largement remis en cause, et d’autres facteurs sont mis en avant par des chercheurs mettant en miroir le « white flight » avec d’autres formes de mobilité.

Le « white flight » a en effet été analysé comme une réponse à d’autres mouvements de population, dans le contexte de la mobilité géographique, mais aussi sociale, que connaissent les Africains-Américains dans la deuxième moitié du XXe siècle. Tout d’abord, les mobilités liées au « busing », programme de déségrégation scolaire particulièrement appliqué à partir de la fin des années 1960, consistant à envoyer des écoliers noirs dans des écoles majoritairement blanches et vice-versa, auraient poussé les citadins blancs à s’installer dans des banlieues exclusivement blanches, où la pratique n’avait pas lieu (Formisano 1991). La déségrégation des espaces publics serait donc, selon cette lecture, un facteur clef du « white flight ». A Atlanta, les Blancs quittent la ville dès lors que les infrastructures publiques sont ouvertes aux Noirs au cours des années 1950, alors que les Blancs sont persuadés que ce sont leurs impôts – censément plus élevés que ceux des Noirs – qui financent ces mêmes services (Kruse 2005).

Dans la lignée des travaux d’Arnold Hirsch et de Thomas Sugrue, la littérature sur la résistance massive à l’intégration raciale dans les villes industrielles du nord fait remonter la chronologie du « white flight » aux années 1950 (Hirsch 1983, Sugrue 1996, Thompson 1999). La Seconde Grande Migration des Africains-Américains du sud vers le nord des Etats-Unis, à partir de la Seconde Guerre mondiale, est ici définie comme le moteur principal du départ des Blancs, hostiles à la mixité raciale au sein de leurs quartiers et lieux de travail, en particulier dans le contexte de la désindustrialisation. De fait, plus de cinq millions d’Africains-Américains quittent le sud entre les années 1940 et 1970. Le cas de Detroit est particulièrement frappant : la population noire y représente 9% de la population en 1940, puis 44,5% en 1970, sous l’effet de deux facteurs : l’arrivée massive des Noirs (leur nombre plus que quadruple sur la période), mais aussi le départ des Blancs, puisqu’au même moment, la population totale de la ville décroît. Outre la mixité raciale, c’est également le pouvoir croissant des Noirs dans les institutions municipales, un produit de la migration, qui fait fuir les Blancs. Pour Heather Ann Thompson, l’élection du premier maire noir à Détroit, en 1973, accélère le phénomène dans cette ville.

Si les facteurs économiques sont importants pour comprendre pourquoi les Blancs quittent les villes à cette époque – comme le ralentissement de l’activité industrielle dans les villes du nord du pays, en raison des délocalisations d’entreprises vers le sud – le rôle des politiques publiques est particulièrement mis en avant dans la littérature. C’est le cas, notamment, des politiques de transport, tournées vers la voiture, comme des politiques favorisant l’accession des Blancs à la propriété immobilière (Jackson 1987, Beauregard 2006, Katznelson 2005). Tout d’abord, la construction d’autoroutes, grâce au Federal Highway Act de 1956, a encouragé le développement des suburbs où s’étendent les lotissements résidentiels et les zones commerciales, rendant possibles le départ des Blancs et les mobilités ville-banlieue. Ensuite, de nombreux chercheurs mettent aujourd’hui en avant le facteur clef que furent les transformations du marché de l’immobilier. Les politiques d’assurance de prêt de l’Etat fédéral à destination des familles blanches, la pratique du « redlining » – qui consistait à refuser les prêts immobiliers dans les zones jugées « à risque » à cause de la présence de minorités – ou encore celle du « blockbusting », par laquelle les agents immobiliers faisaient croire à des Blancs que la valeur financière de leur logement allait chuter à cause de l’arrivée imminente d’Africains-Américains dans le quartier, ont été bien documentées et ont encouragé le départ des Blancs vers les banlieues périurbaines (Taylor 2019, Satter 2009, Freund 2010).

A cette recherche des origines s’ajoute l’exploration des conséquences du « white flight » sur les métropoles. Cette migration recompose profondément l’espace métropolitain états-unien au XXe siècle puisqu’elle contribue à l’étalement suburbain : plus de 40% de la population vit en banlieue en 1980. L’autre conséquence est l’accélération de la « crise urbaine », telle qu’elle est nommée à partir des années 1960, caractérisée par le déclin démographique et économique, la croissance de la population noire dans les centres-villes et la perte de recettes fiscales pour les municipalités, en raison de la contraction de l’assiette fiscale due au départ des Blancs. A rebours de cette analyse de la crise, Keeanga-Yamahtta Taylor met en avant une autre conséquence du « white flight » sur les villes. Le départ des Blancs crée un vide dans le marché de l’immobilier urbain, ce qui non seulement encourage l’implantation des Noirs, mais aussi leur accès à la propriété immobilière dans les logements désormais inoccupés.

Enfin, les historiens du conservatisme blanc dans les banlieues résidentielles du sud du pays, littérature pléthorique depuis les années 2000, ont analysé comment le « white flight » a façonné une culture politique spécifique dans ces espaces (Lassiter 2007). Pour Kevin Kruse, il ne s’agit pas seulement d’une migration géographique, mais aussi d’un mouvement de retranchement symbolique et politique, accompagné par une « mentalité de sécession », notamment en matière fiscale (Kruse, p. 234, 251). En quittant la ville, les habitants blancs d’Atlanta ont également retiré leur soutien financier et leur contribution fiscale aux institutions municipales, dans le contexte de la déségrégation urbaine.

Une notion en débat ? Migrations et exclusion au-delà du « white flight »

Ce n’est donc pas tant la notion elle-même, très étudiée dès les années 1970, qui fait débat, ni sa caractérisation, mais la manière dont les chercheurs ont interprété les facteurs explicatifs du « white flight » et leur hiérarchie : racisme, opportunité économique via l’accession à la propriété, ou encore recherche de bien-être environnemental en s’éloignant des centres-villes pollués (Sellers 2002). Le processus ne parvient pas à expliquer, à lui seul, l’évolution de la ségrégation métropolitaine dans la deuxième moitié du XXe siècle, tant les logiques et les moyens d’exclusion sont multiples, de la privatisation à l’enclave urbaine (Le Goix 2001, Gervais 2013), ou encore la violence pure et simple à l’égard des Noirs nouvellement installés dans un quartier (Hirsch 1983, Sugrue 1996).

Par ailleurs, si ce type de mobilité est mis en avant dans de nombreuses études sur la ségrégation urbaine, certains chercheurs se sont efforcés de complexifier cette approche en enquêtant sur les Blancs ayant choisi la non-mobilité en restant dans les villes, et les interactions entre les groupes raciaux dans la ville après le « white flight ». Le phénomène, de fait, ne résume pas à lui seul les transformations à l’œuvre dans les quartiers urbains (Woldoff 2011). La littérature sur la Nouvelle Grande Migration, qui s’intéresse au départ des Noirs des centres urbains et à leur retour vers le sud à partir des années 1970, et à leur implantation suburbaine tout au long du XXe siècle, met enfin en avant que le mouvement de population de la ville vers les banlieues n’est pas réductible au seul « white flight » (Wiese 2004, Patillo 1999, Lacy 2007). Andrew Wiese rappelle par exemple que l’attention portée à ce processus a tendance à faire oublier que les Noirs aussi ont été nombreux à s’installer dans les espaces périurbains, un tiers de la population noire vivant dans une banlieue en 2000. Si le « white flight » a indéniablement recomposé la géographie sociale et raciale des espaces métropolitains, d’autres migrations doivent donc être prises en compte.

Enfin, si elle est profondément ancrée dans le contexte états-unien, la notion semble somme toute peu appliquée, en tant que telle, à d’autres terrains. De fait, sa mobilisation et son analyse par les chercheurs en sciences sociales supposent, au préalable, de pouvoir utiliser des statistiques raciales issues de recensements de la population. Si elle est parfois utilisée dans le milieu journalistique pour décrire les migrations des Blancs dans d’autres pays, par exemple en Afrique du Sud depuis la fin de l’apartheid, elle demeure rare dans la littérature scientifique . On remarque toutefois l’utilisation, depuis une dizaine d’années, de la notion connexe de « native flight » pour analyser les stratégies d’évitement de l’école publique mises en œuvre par des habitants « natifs » en réaction à l’arrivée de populations immigrées ou réfugiées, en Europe du nord ou en Turquie (Schindler Rangvid 2010, Gerdes 2013, Tumen 2019).

[1] Myriam Houssay-Holzschuch et Annika Teppo soulignent par exemple l’absence de dynamique de « white flight » dans la zone commerciale et de loisir du Cap dans « A mall for all ? Race and public space in post-apartheid Cape Town », Cultural Geographies, vol. 16, 2009, p. 351-379.

Bibliographie

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DATE

Janvier 2023

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