On qualifie de « migrations privilégiées » des mobilités internationales entraînant l’installation dans un nouveau lieu de vie, réalisées par des individus bénéficiant d’une position relativement avantageuse à l’échelle mondiale. L’étude des migrations privilégiées rassemble des recherches portant sur divers groupes : actif·ve·s expatrié·e·s, étudiant·e·s, exilé·e·s politiques, retraité·e·s, etc. Souvent issu·e·s de pays riches et/ou de classes sociales supérieures, les « migrant·e·s privilégié·e·s » bénéficient, notamment grâce à leur nationalité ou leur capital économique et social, d’une facilité pour s’installer à l’étranger. Leur étude conduit à penser les migrations de manière renouvelée en s’intéressant à leurs imaginaires et projets migratoires, aux dispositifs qui réglementent leur mobilité, ainsi qu’aux spécificités de leurs installations dans les destinations. Ces migrations invitent à penser la liberté de circulation depuis ceux et celles qui en bénéficient, pour saisir les inégalités de mobilité sous tous leurs angles.
Une catégorie pour penser les inégalités au sein des mobilités internationales
Au tournant des années 2000, le mobility turn qui a marqué les sciences sociales, notamment anglophones, a conduit à développer une approche englobante des mobilités. En s’appuyant notamment sur des penseurs de la globalisation comme Arjun Appadurai (1996), ou Zygmunt Bauman (1999), ces travaux invitent à penser ensemble les mobilités des personnes, mais aussi des idées et des objets, comme un réseau globalisé qui constituerait le nouveau paradigme des sciences sociales (Urry et Sheller, 2006). Apparaissent des catégorisations de la mobilité, s’appuyant sur leurs échelles spatiales (locale, nationale, internationale) et temporelles (de courte à longue durée) (Kaufmann, 2000) ou encore sur les motifs de mobilités (travail, exil, formation, consommation, loisirs, résidence). La migration est dans ce cadre pensée comme une catégorie de la mobilité, d’échelle spatiale internationale, et d’échelle temporelle longue, à l’inverse par exemple du tourisme, qui peut être international, mais est de courte durée. Ces modes de catégorisation peinent à couvrir la diversité des mobilités qui s’observent et s’expérimentent à travers le monde, aux motifs souvent combinés, et aux échelles spatio-temporelles parfois complexes. Par exemple, comment catégoriser la mobilité des retraité·e·s qui séjournent tous les ans, la moitié de l’année, au Maroc en camping-car ? L’appropriation de l’emplacement comme un nouveau lieu de vie, la durée et la régularité de cette mobilité, suggèrent de catégoriser cette dernière comme hybride entre tourisme et migration (Le Bigot, 2017).
Emplacement occupé plusieurs mois par un couple de camping-cariste au camping municipal d’Agadir
source : Le Bigot, 2017
Au-delà des motifs et des échelles, un autre critère apparait crucial pour différencier les mobilités : la marge de manœuvre dont disposent les personnes pour se mettre en mouvement. Au-delà des représentations communes présentant la mobilité comme positive, émancipatrice et désirable, elle peut être source, ou révélatrice d’inégalités. Les migrant·e·s sont bien souvent convoqué·e·s pour montrer l’ambivalence de la notion de mobilité : la leur est souvent contrainte, stigmatisante voire dangereuse. Ce que la catégorie « migration privilégiée » vient souligner, c’est qu’au sein même des migrations, les marges de manœuvres sont en fait très inégales, et que pour certains groupes, migrer « sans entraves » est possible (Akin et al.). Les « privilèges » dont bénéficient ces migrant·e·s s’apprécient notamment au regard du système migratoire dans son ensemble. Le passeport en est peut-être l’expression la plus forte : un passeport français permet d’accéder à 130 pays sans visa, ce chiffre chute à 85 avec un passeport colombien, et 20 avec un passeport algérien.
L’émergence d’un champ de recherche au sein des études migratoires
L’expression “privileged mobility” est proposée par Sheila Croucher, chercheuse en cultural studies, en 2012, pour caractériser les personnes se déplaçant depuis des pays riches, vers des pays moins riches, pour y chercher loisir, aventure ou opportunité. La notion de « privilège » fait sa place au cours des années 2010 parmi les lifestyle migrations studies qui s’intéressent à ces profils d’individus, sous l’angle de l’amélioration de la qualité de vie et de la quête de sens (M. Benson et K. O’Reilly, 2009). Souvent Européen·ne·s ou Nord-américain·e·s, retraité·e·s, entrepreneur·se·s ou encore néo-ruraux, ces groupes sont de plus en plus étudiés dans des destinations des Suds (Amérique du Sud, Asie, Afrique) et les problématiques théoriques s’affinent autour à la fois des projets migratoires, des sociabilités d’entre-soi et des conflictualités locales générées (Benson & Osbaldiston, 2014). Plus orientées vers la migration de travail qualifiée, les recherches anglophones sur l’expatriation convergent vers des approches communes, via le prisme postcolonial notamment (Fechter et Walsch, 2010) et la notion de « privilège blanc » (Lundström, 2014).
Du côté des études migratoires francophones, l’identification de migrations orientées depuis les Nords vers les Suds, s’illustre au milieu des années 2010 dans un ensemble de travaux (Bredeloup, 2016 ; Peraldi et. al, 2019). Ces recherches sont marquées par l’étude de migrant·e·s européen·ne·s, notamment français·e·s, en terrains africains. Elles proposent un renversement du regard sur les migrations, envisagent des territoires des Suds comme de nouveaux eldorados, et invitent à penser une mondialisation « par le milieu », par des classes moyennes n’appartenant ni aux élites internationales, ni aux groupes les plus contraints dans leurs mouvements. En adoptant le prisme « Nords-Suds », ces travaux incluent par ailleurs ceux et celles, parfois appelé·e·s « retournant·e·s », issu·e·s -directement ou en tant que descendant·e·s- de la migration depuis l’Afrique vers l’Europe, et s’engageant dans un mouvement inverse. Si cette qualification strictement géographique permet ce rapprochement entre des profils variés issus des Nords, elle est débattue, cette division binaire du monde contribuant à gommer l’hétérogénéité interne aux Nords et au Suds.
Depuis le tournant des années 2020, c’est à travers le concept de « privilège » et sa mise en discussion que ce champ émergeant trouve progressivement une place au sein des études migratoires francophones. Convergent des travaux portant sur les migrations liées au travail qualifié ou à la formation, mais aussi aux migrations d’aménités ou à l’exil politique d’intellectuels ou artistes . Une partie de ces études explore la dimension « privilégiée » de certaines migrations à travers les dispositifs de gouvernance mondiale qui discriminent des populations désirables, ciblées par certaines politiques migratoires d’attractivité : développement de marchés de la citoyenneté (Dzankic, 2019), visas spécifiques pour retraité·e·s, digital nomad, « talents » etc. Ces études, souvent issues des sciences politiques, montrent comment une diversité d’acteurs privés et de politiques publiques contribuent à renforcer des régimes migratoires inégalitaires en encourageant certains flux, notamment de migrant·e·s qualifié·e·s ou issus de pays occidentaux, tout en en freinant d’autres. D’autres travaux, notamment liés à la sociologie des classes supérieures, utilisent le concept de « privilège » pour penser la complexité des positions et trajectoires sociales au regard des migrations. Dans la continuité des approches intersectionnelles (Bilge, 2010), il s’agit de considérer l’articulation des différentes dimensions du privilège, participant à construire des positions avantageuses. La position sociale d’un individu ou d’un groupe peut être « privilégiée » d’un point de vue de la nationalité, de la classe, du genre, de la race, ou encore l’âge. Ces dimensions peuvent se cumuler mais aussi se contrebalancer, et elles se lisent en relation avec les autres groupes en présence, dans un contexte donné : un groupe ou une personne n’est pas privilégié en soi. L’intérêt de la notion dans l’étude des migrations, est alors de considérer le maintien du privilège, son renforcement ou son affaiblissement au regard du changement de contexte que constitue la migration. En mobilisant largement l’approche postcoloniale à travers notamment la notion de « privilège occidental » (Le Renard, 2019), ces recherches contribuent également à la diversification des travaux critiques sur la race se structurant dans l’espace académique francophone.
En mobilisant ce concept multidimensionnel, relationnel et contextuel du privilège, les recherches montrent la diversité des situations de « migrations privilégiées ». C. Cosquer (2020) analyse par exemple la « cage dorée » des femmes d’expatriées occidentales à Abu Dhabi. Leur nationalité européenne, leur blanchité et leur classe leur confèrent un ensemble d’avantages, quand leur position de genre implique un ensemble de contraintes, tel que la perte d’autonomie, par rapport à leur mari et au sein de la société d’accueil. Dans un numéro spécial de Migrations Sociétés portant sur les migrations pour études, H. Jamid, L. Kabbanji, A. Levatino et K. Mary (2020) montrent quant à eux et elles la grande diversité des situations sociales de départ et d’arrivée selon les contextes et ressources des étudiant·e·s, complexifiant la vision commune de la migration pour étude comme vectrice d’ascension sociale. Cette diversité des situations de mobilité est aussi réinscrite au sein de réels marchés de la mobilité où acteurs privés et publics interviennent. Dans leurs observations lors du forum « Destination Canada », C. Belkhodja et T. Deshayes (2021) explorent par exemple la mise en œuvre de la stratégie migratoire de l’État canadien à destination des communautés francophones. Si l’espace s’illustre comme omniprésent dans le vocabulaire des migrations, l’étude des spatialités migratoires privilégiées reste au sein de ces recherches encore discrètes. Le numéro spécial de Échogéo portant sur les Françai·se·s à l’étranger coordonné par J. Pinel et B. Le Bigot (2022) montre cependant comment l’espace, tel qu’il est pratiqué et approprié, est un révélateur et un contributeur important aux positions privilégiées des migrant·e·s étudié·e·s. C’est ce que présente L. Chapon à travers son étude portant sur le rôle des Français·e·s dans la production immobilière à Las Terrenas, en République dominicaine.
Des « privilégiés » et des « migrants » difficile à nommer !
L’émergence de la notion de « migrations privilégiées » bute cependant sur une difficulté de vocabulaire, révélatrice d’un enjeu théorique. Pourquoi utiliser cette expression pour qualifier des personnes qui ne s’identifient parfois ni comme privilégiées, ni comme migrantes ? En effet, les expatrié·e·s, les retraités internationaux, les étudiant·e·s en mobilité internationale, lorsqu’ils viennent des Nords, ne sont pas, dans le langage courant, nommé·e·s « migrant·e·s ». Tous se passent comme si, le terme restait réservé à celles et ceux qui subissent la mobilité, généralement issus de pays pauvres. Mais comme le suggère E. Bantman-Mansum (2016), le distinguo théorique entre « une immigration sud-nord s’expliquant par l’économie et une migration nord-sud apparentée au tourisme et à la quête du bien-être individuel n’est que partiellement fondé ».
Deux pistes peuvent se dessiner pour penser cette place inconfortable des migrant·e·s privilégié·e·s parmi les autres migrant·e·s : réfléchir à ce qui différencie les migrations privilégiées des autres migrations, mais aussi ce qui les rapproche. D’un côté, regarder la liberté de circulation depuis ses bénéficiaires, s’illustre comme une autre manière de comprendre les inégalités de mobilité à l’échelle mondiale, en identifiant les rapports de pouvoir qui discriminent les expériences de mobilité les unes par rapport aux autres. D’un autre côté, penser ces groupes comme des migrant·e·s, c’est appréhender des imaginaires et pratiques qu’ont en commun celles et ceux qui se lancent à un moment de leur parcours de vie, plus ou moins facilement, dans la confrontation à l’ailleurs et l’altérité. Il importe en tous cas, comme le suggère Sarah Kunz (2016), de ne pas rigidifier ces catégories d’analyse, et de toujours les interroger, en pratiques, au regard des dynamiques changeantes et complexes des mobilités internationales contemporaines.
[1] Voir notamment le programme du colloque international « Des Nord(s) vers les Sud(s) : état de la recherche sur les mobilités », à Paris, les 20 et 21 mai 2015, ainsi que le numéro 221 des Cahiers d’études africaines, « Anthropologie des Européens en Afrique », coordonné par M. Peraldi et L. Terrazzoni en 2016 et le numéro 77 de Autrepart, « De L’Europe vers les Suds : nouvelles itinérances ou migrations à rebours ? », coordonné par S. Bredeloup la même année.[2] Voir le programme du colloque « Des migrations internationales privilégiées ? », 7 et 8 décembre 2021 à Aubervilliers : https://migrapriv.hypotheses.org/category/evenements/colloque.
Bibliographie
- Akin E., Chabre T., Cosquer C., Cousin S., Hugoo V., Le Bigot B. et Vallot P. (dir.), 2021, Dossier « Migrer sans entraves », De Facto – Institut Convergences Migrations, n° 27.
- Appadurai A., 1996, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot.
- Bauman Z., 1999, Le coût humain de la mondialisation, Paris, Hachette Littératures.
- Belkhodja C. et Deshayes T., 2021, « Partir pour le Canada : observations de la 12e édition de Destination Canada Forum Mobilité », Francophonie d’Amérique, n° 52, p. 59-84.
- Benson M. et O’Reilly K., 2009, « Migration and the Search for a Better Way of Life: A Critical Exploration of Lifestyle Migration », The Sociological Review, vol. 57, n° 4, p. 608-625.
- Benson M. et Osbaldiston N., 2014, Understanding lifestyle migration. Theoretical Approaches to Migration and the Quest for a Better Way of Life, Londres, Palgrave Macmillan.
- Bilge S., 2010, « De l’analogie à l’articulation : théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe », L’Homme & la Société, vol. 176-177, n° 2, p. 43-64.
- Bredeloup S., 2016, « De l’Europe vers les Suds : nouvelles itinérances ou migrations à rebours », Autrepart, vol. 1, n° 77, p. 3-15.
- Cosquer C., 2020, « Une cage dorée ? Expériences genrées du privilège migratoire dans l’ ‘expatriation’ », Sociologie, Vol. 11, n° 3, p. 223-242.
- Croucher S., 2012, « Privileged Mobility in an Age of Globality », Societies, vol. 2, p. 1–13.
- Dzankic J., 2019, The Global Market for Investor Citizenship, London, Palgrave-Macmillan.
- Fabbiano G., Peraldi M., Poli A. et Terrazzoni L., 2019, Les migrations des Nords vers les Suds, Paris, Karthala.
- Fechter A.M. et Walsh K., 2010, « Examining ‘Expatriate’ Continuities: Postcolonial Approaches to Mobile Professionals », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 36, n° 8, p. 1197-1210.
- Jamid H., Kabbanji L., Levatina A. et al., 2020, « Les migrations pour études au prisme des mobilités sociales », Migrations Société, vol. 2, n° 180, p. 19-35.
- Kaufmann V., 2000, Re-thinking mobility, Burlington, Ashgate.
- Kunz S., 2016, « Privileged Mobilities: Locating the Expatriate in Migration Scholarship », Geography Compass, Vol. 10, n° 3, p. 89-10.
- Le Bigot B., 2017, Penser les rapports aux lieux dans les mobilités privilégiées, thèse de doctorat en géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
- Le Renard A., 2019, Le privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï, Paris, Presses de Sciences Po.
- Lundström C., 2014, White Migrations: Gender, Whiteness and Privilege in Transnational Migration, Basingstoke, Palgrave Macmillan.
- Urry J. et Sheller M., 2006, « The new mobilities paradigm », Environment and Planning A, vol. 38, n° 2, p. 207‐226.