La mobilité des marchandises : une visibilité nouvelle de la question logistique

La logistique était encore récemment un impensé des politiques publiques. Elle a principalement été traitée du point de vue académique avant les années 2000 par la science économique ainsi que les sciences de gestion et du management. Elle est définie dans ces approches, toujours en cours, comme l’ensemble des activités et des opérations qui permettent l’acheminement des marchandises du lieu de production au lieu de consommation. Ces approches expliquent « de bout en bout » la chaîne logistique (espaces et entrepôts logistiques, modes de transport) et l’organisation associée (acteurs, contrats, règles). L’introduction du référentiel de développement durable dans les agendas de planification urbaine à partir des années 2000, en particulier dans le contexte européen et nord-américain, a contribué à l’émergence et la consolidation d’un agenda scientifique nouveau consacré aux enjeux territoriaux de la logistique et des mobilités associées. Les problématiques spatiales (lieux et flux de la logistique), écologiques (consommation foncière, pollution) et sociales (emplois) sont progressivement mises à jour dans cet agenda de recherche centré sur des terrains des nords impliquant des disciplines variées (géographie, urbanisme, sciences politiques, économie territoriale) souvent en lien avec des commandes de l’action publique en mal de repères pour décrypter un secteur mal connu. Cette visibilité nouvelle de la logistique – caractérisée d’une part par l’élargissement des disciplines traitant ce sujet et d’autre part par un intérêt croissant des acteurs de l’action publique locale – a été renforcée par une série de controverses quant à ses caractéristiques sociales, économiques et écologiques, que l’épisode pandémique de Covid-19 a contribué à exacerber.

Quel apport des recherches en sciences humaines et sociales ?

La question logistique est depuis longtemps traitée par des disciplines en capacité d’en expliquer l’organisation et la gestion, comme l’illustrent les nombreux manuels de logistique. Elle est de façon plus récente abordée de manière à caractériser sa contribution à l’organisation des territoires. Curieusement peu présente dans les ouvrages classiques définissant le fait métropolitain, de nouveaux travaux ont pointé le rôle de la logistique dans le fonctionnement et la structuration des grandes métropoles. En France et en Amérique du Nord, The city as terminal de Markus Hesse (2008) marque le début d’une production académique sur la métropole logistique (Dablanc et Frémont 2015), sa gouvernance (Raimbault et Reignier, 2018) et sa géographie (Heitz, 2017). Ces travaux ont ainsi montré toute l’importance de la logistique dans l’étalement urbain (urban sprawl) à travers le binôme route / plateforme logistique (Dablanc et al. 2010 et 2013). La mobilité des marchandises participe ainsi d’une dilation des espaces métropolitains le long des axes routiers et d’un mitage foncier dans les périphéries urbaines. Les images impressionnantes des immenses entrepôts du e-commerce le long des autoroutes européennes et nord-américaines résument bien cet objet métropolitain.

De nombreux travaux ont aussi cherché à évaluer les conséquences de cette organisation logistique au prisme des enjeux de durabilité. Des recherches ont porté sur la contribution de la mobilité des marchandises à la pollution de l’air, la congestion urbaine, le bruit ou encore la consommation foncière et à l’artificialisation des sols. L’organisation de la logistique entre en contradiction avec les objectifs fixés dans la planification urbaine : lutte contre l’étalement urbain ou réduction des émissions de GES. De nombreux travaux académiques, souvent liés à des commandes publiques (Debrie, 2018), discutent ainsi ces enjeux de régulation de la logistique (Anderson et al. 2005 ; Cui et al. 2015) au regard de ses outils possibles (réglementation, fiscalité, gestion foncière, subventions…) en matière de flux (normes techniques des véhicules, horaires et règles de stationnement…) comme d’entrepôts (insertion urbaine, expérimentation d’entrepôts en zones denses…). Une simple requête sur les moteurs de recherche des revues Transport Policy, Transport Review et Journal of Transport Geography permet de constater la densité croissante de tels travaux depuis les années 2000. Il importe de noter que la plupart des travaux académiques portent sur les « nords » avec une surreprésentation des recherches sur les métropoles européennes et nord-américaines. Cette question logistique se pose tout autant dans les contextes métropolitains « des suds ». Des travaux récents attestent de cet intérêt à faire dialoguer ces approches nord/sud autour du fait logistique (Mareï & Savy, 2021).

La logistique, nouvelle question ouvrière ? Une critique sociale

Les différents travaux mentionnés attestent d’un agenda de recherche que l’on pourrait qualifier d’analytique. La logistique, au moins dans des contextes « au nord », est donc de plus en plus finement caractérisée. Des perspectives plus critiques sur les impensé sociaux et spatiaux de la logistique tendent néanmoins à se développer. Le milieu académique est ainsi interpellé par l’émergence d’une critique sociale sur ces dessous de la logistique. Des travaux récents ont porté sur la « trajectoire ouvrière des entrepôts de la grande distribution » (Gaborieau 2015) et mettent à jour la pénibilité et la précarité des métiers de la logistique et des conditions de travail dans les entrepôts. La formule « on n’est pas des robots », titre d’un ouvrage collectif récent dirigé par Cécile Cuny (2020), résume cette vie quotidienne des ouvriers et ouvrières de la logistique. Cet ouvrage apporte « des preuves empiriques de l’existence de ce groupe » marqué par un triptyque « forte pénibilité, emplois précaires, faible syndicalisation » récemment discuté (Raimbault 2022). Ce registre critique relève par ailleurs d’horizons non académiques, deux ouvrages de la collection « raconter la vie » témoignent de ces conditions de travail pour les livreurs (Charrin 2013) et un ouvrier des entrepôts (Anonyme 2014). Ces témoignages ont également fait l’objet d’une certaine attention médiatique, à l’image de ce titre barrant la une de Libération le 5 octobre 2018 : « Dans la peau d’un forçat d’Amazon ». Le film de Ken Loach « Sorry we missed you » (2019) participe aussi de cette critique sociale.

Longtemps ignorés, ces « forçats » de la logistique ont accédé à une certaine visibilité à partir de la pandémie de Covid-19. Les confinements ont révélé d’une part la dépendance des territoires urbains au système de distribution des marchandises et d’autre part l’importance de ces ouvriers et ouvrières (du point de vue de la livraison et du fonctionnement des entrepôts) dans le corps social. Leurs conditions de travail ont parfois ému, en particulier lors d’épisodes dramatiques d’accidents de livreurs en vélo. Elles ont motivé des prises de position politiques et des tribunes dans les médias, comme celle d’un collectif d’élus dans Le Monde le 20 mai 2021 : « Les plates-formes doivent prendre leurs responsabilités face à la précarité et la mise en danger de leurs livreurs ». Force est cependant de constater que l’explosion du e-commerce et des livraisons à domicile ont installé et conforté un modèle économique basé sur la précarité des conditions d’emploi. Ce modèle échappe aux règles élémentaires du droit du travail (assurance, protection sociale, congés), corollaire de l’acceptation collective d’un coût du transport quasiment gratuit dans nos livraisons : « Zéro frais, zéro délai, la course folle de la livraison », pour reprendre la une du mensuel Alternatives économiques en décembre 2021. La critique académique de ce modèle, repérable dans de nombreux contextes marqués par cette ubérisation du champ social, reste à amplifier.

Mettre en débat la mobilité des marchandises

La mobilité des marchandises n’est plus un impensé. Les politiques publiques, dans la plupart des contextes métropolitains, ont mis à l’agenda cette question avec des ambitions certes timides de régulation mais attestant d’une prise en compte des externalités négatives de la logistique. La recherche académique a permis à une meilleure (re)connaissance de cette mobilité et de leur contribution à l’organisation urbaine. La période très récente indique néanmoins la nécessité de développer des approches plus critiques de cette question logistique dans un contexte de croissance forte du e-commerce et une reconfiguration des logiques de distribution. Cette recomposition introduit une triple peine : écologique (consommation foncière, pollution), économique (déstructuration du tissu commercial) et sociale (précarisation des ouvriers et ouvrières de la logistique) appelant à être davantage caractérisée et publicisée.

[1] Accès au documentaire en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=RXD0hu-V4WI. Documentaire réalisé par Anaïs Béji et Antoine Torre, avec la participation de Marie Duchêne, Félicie Mortier et Martin Valcke. Ce film a été réalisé dans le cadre d’un atelier professionnel en Master 2 d’Urbanisme et d’Aménagement du territoire à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne (2021-2022), coordonné par C. Quéva et financé par le programme de recherche « Penser autrement les villes petites et moyennes » (PAVIM) de l’Université Gustave Eiffel.

Bibliographie

  • Anderson S., Allen J. et Browne M., 2005, « Urban logistics – how can it meet policy makers’ sustainability objectives? », Journal of Transport Geography, n° 13, p.71-81.
  • Anthony (anonyme), 2014, Moi, Anthony, ouvrier d’aujourd’hui, Paris, Seuil, collection « Raconter la vie ».
  • Charrin E., 2013, La course ou la ville, Paris, Seuil, collection « Raconter la vie ».
  • Cuny C., 2020, On n’est pas des robots, Ouvrières et ouvriers de la logistique, Grâne, Créaphis éditions.
  • Cui J., Dodson J. et Hall P.V., 2015, « Planning for urban freight transport: an Overview », Transports review, n° 35, vol. 5, p. 583-598.
  • Dablanc L. et Rakotonarivo D., 2010, « The impacts of logistic sprawl: How does the location of parcel transport terminals affect the energy efficiency of goods’ movements in Paris et what can we do about it? », Procedia, Social et Behavioral Sciences, vol. 2, nº 6087-6096.
  • Dablanc L., Ogilvie S. et Goodchild A., 2013, « Logistics Sprawl: Differential Warehousing Development Patterns in Los Angeles, California, and Seattle », Transportation Research Board 93rd Annual Meeting, Washington, D.C., p. 17.
  • Dablanc L. et Frémont A., 2015, La métropole logistique, Le transport de marchandises et le territoire des grandes villes, Paris, Armand Colin.
  • Debrie J., 2018 « D’un problème d’action publique à la structuration d’un champ de recherche… et vice-versa : l’exemple de l’introduction de la question logistique dans l’aménagement urbain », Métropoles, n° 23 [http://journals.openedition.org/metropoles/6601]
  • Gaborieau D., 2015, « La chimère de l’usine sans ouvriers occulte la réalité du travail », Z : Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, n° 9, p. 68-73.
  • Heitz A., 2017, La métropole logistique : structure métropolitaine et enjeux d’aménagement, Thèse de doctorat, Université Paris Est.
  • Hesse M., 2008, The City as Terminal: the urban context of logistics and freight transport, Routledge.
  • Mareï N. et Savy M., 2021, « Global South countries : The dark side of city logistics. Dualisation vs Bipolarisation », Transport Policy, vol. 100, p. 150-160.
  • Raimbault N., 2022, « Les ouvriers de la logistique, un enjeu stratégique pour le syndicalisme », Contretemps [https://www.contretemps.eu/ouvriers-logistique-syndicalisme-strategie/]
  • Raimbault N. et Reigner H., 2018, « La gouvernance métropolitaine à l’épreuve de ses marges. Coalitions périphériques, discontinuités de gouvernance et néolibéralisation des politiques urbaines », Métropoles, Hors-série [https://journals.openedition.org/metropoles/5913]

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DATE

Juillet 2023

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