Le concept d’interaction spatiale recouvre des modalités physiques et anthropologiques assez universelles de l’organisation des mouvements et des objets dans l’espace géographique. En donnant à l’interaction spatiale son sens précis d’action et réaction entre objets ou personnes localisés, le cartographe Waldo Tobler (1970) a proposé d’appeler « première loi de la géographie » le processus qui fait que « deux choses proches ont plus de chances d’entrer en interaction que deux choses éloignées ». L’intensité et la fréquence des interactions décroissent plus vite que linéairement avec la distance. La généralité de cette loi explique le grand succès des modélisations de l’interaction spatiale réalisées sur des distributions de flux agrégés échangés entre des entités localisées (villes ou régions par exemple). Un modèle très simple résume au mieux (en première approximation) la configuration spatiale des échanges de biens, de personnes ou d’information entre ces entités. Ce modèle dit « gravitaire » stipule que les flux échangés entre deux lieux sont proportionnels au produit de leurs masses et inversement proportionnels à la distance qui les sépare. Il est assez rare qu’en sciences sociales une régularité puisse s’exprimer par un modèle mathématique aussi simple, tout en permettant d’effectuer des prévisions plausibles dans un très grand nombre de domaines, par exemple pour l’aménagement des transports, l’analyse des diffusions spatiales, l’épidémiologie, la prévision du gabarit des réseaux, ou encore la prospection des sites en archéologie.

Des applications de l’interaction spatiale dans toutes les sciences sociales

Les principes anthropologiques et sociaux qui sous-tendent ces régularités ont reçu des formulations diverses, le premier principe étant celui de la loi du moindre effort (Zipf 1949) qui représente la contrainte exercée par le coût économique ou cognitif des déplacements. Un autre très important est le principe d’imitation (Tarde, 1890), explicité plus récemment par le principe mèmétique (Blackmore 1999), que reprennent des théories économiques évolutionnistes complexifiant les interactions liées à la concurrence pour les ressources et pour l’innovation, et incluant aussi des effets de coopération. Une expression spatialisée est formalisée par la théorie de la diffusion spatiale des innovations (Hägerstrand 1952), testée par de nombreux géographes et largement acceptée parmi les sciences sociales, elle est par exemple reprise par le sociologue Giddens (1984) pour le chapitre « régionalisation » de son ouvrage sur la structuration de la société.

Cette loi des interactions a des conséquences très importantes sur la construction des objets géographiques. La spéciation ou différenciation des lieux issue des échanges sociaux interpersonnels s’effectue en grande partie de proche en proche. Ces processus de diffusion de l’information en tache d’huile expliquent la formation historique de régions homogènes relativement continues dans l’espace comme des aires linguistiques et culturelles, détectées aussi par des formes d’autocorrélation spatiale positive (Cliff et Ord 1973) dans les modes d’habiter ou les systèmes d’agriculture, ainsi que dans les concentrations urbaines. François Durand-Dastès (1984) a montré comment des interactions spatiales plus complexes, incluant aussi des connexités entre lieux éloignés, sont à l’œuvre dans la genèse d’une grande variété de systèmes spatiaux. Les interactions entre les villes de taille et de fonctions différentes sont à la base de la théorie évolutive des systèmes de villes (Pumain 1997). Leur représentation dans des modèles informatiques de simulation a permis de reconstruire avec succès l’évolution de ces systèmes et les trajectoires des villes en différentes régions du monde (Sanders et al. 1997 ; Bretagnolle & Pumain 2010 ; Cottineau 2014 ; Vacchiani-Marcuzzo 2016).

Interaction et mobilité : contrainte de proximité, modèle gravitaire et configurations centre-périphérie

Avant les technologies de télécommunication, c’est la mobilité qui véhicule dans l’espace les interactions humaines. La géographie de la mobilité a été historiquement précédée par la « géographie de la circulation ». L’ouvrage pionnier et les abstractions géométriques du géographe allemand Kohl (1841) ont souligné l’importance des centralités et William Garrison (1940), avec un grand nombre de disciples, a lancé aux Etats-Unis une entreprise de recensement de la densité et des formes des réseaux de circulation et des flux de déplacements dans le monde. Les effets de ces mobilités sur l’organisation de l’espace géographique ont été analysés pour différents types de déplacements. Une trentaine d’années après les « lois de la migration » que Ravenstein (1889) établit à partir d’observations détaillées de l’exode rural en Grande Bretagne, Reilly (1931) invente la « loi de la gravitation du commerce de détail » qui transcrit en langage mathématique les régularités observées pour les déplacements d’achat, lesquels se produisent sur des échelles de temps et d’espace beaucoup plus courtes. Le premier article qui propose de considérer l’interaction spatiale comme la base fondamentale de la construction théorique en géographie, celui d’Edward Ullman (1954), situe son argumentaire directement dans le domaine des échanges et du transport de biens et de produits. Il énonce les trois conditions nécessaires pour engendrer un déplacement : la complémentarité de ce qui est demandé au lieu d’origine et offert par le lieu de destination, la transférabilité, et l’absence d’occasions interposées entre les lieux d’origine et de destination. Cécile Tannier rappelle que « T. Hägerstrand (1952) fait aussi intervenir ces trois principes pour décrire la diffusion d’une innovation » (Tannier 2019, p. 54).

Les principes de l’interaction spatiale découlent en effet très directement de l’observation empirique des mobilités dans l’espace géographique. On dispose désormais, grâce aux traces des objets connectés, GPS ou téléphones mobiles, d’observations plus directes et en temps réel des mouvements individuels dans l’espace. Ces nouvelles données n’ont pas remis en cause les connaissances de base sur les interactions spatiales établies à partir des mesures de flux agrégés, mais elles permettent de mieux comprendre les mouvements de foule, qu’ils soient quotidiens comme les déplacements des habitants et des touristes à l’intérieur des villes (Fen Chong 2012) ou exceptionnels comme ceux liés à de grands évènements (Lucchini et al 2016). Ces données autorisent le suivi en temps réel des déplacements en situation de catastrophe (Provitolo et al. 2015).

Même si au cours du temps historique l’augmentation de la vitesse des transports a intensifié les interactions de plus longue distance et conduit à une certaine réorganisation des systèmes spatiaux (Janelle 1969 ; Bretagnolle et Robic 2005), notamment du fait de la coévolution entre réseaux de villes et réseaux de transports (Raimbault, 2021), la proximité ou la connexité restent des conditions qui favorisent les échanges. Ces constats ont pu être établis à l’échelle du monde par l’observation des liaisons aériennes ou de l’organisation financière des groupes d’entreprises multinationales, qui conservent une structure spatiale en « petits mondes » d’interactions, plus denses à l’intérieur des grandes régions continentales qu’entre ces régions (Rozenblat 2021). A l’échelle européenne, les flux aériens intra-nationaux restent bien plus importants que les internationaux (Cattan 2004). A l’intérieur d’un même territoire comme la France, la règle de la proximité se double d’une multi-appartenance des systèmes de villes dans des réseaux à différentes échelles (Berroir et al. 2017). Même si avec Internet les informations circulent potentiellement sans tenir compte des proximités géographiques, celles-ci restent importantes lorsqu’il s’agit d’échanger des savoir-faire (dits encore « informations tacites ») ou des négociations délicates pour lesquelles la transmission en face-à-face est toujours nécessaire.

Une partie importante de l’explication de la diversité géographique

Dans l’histoire de la géographie, la construction d’explications de la diversité des régions et des territoires dans le monde à partir des concepts et des théories d’interaction spatiale est venue compléter, surtout après la seconde moitié du XXe siècle, celles établies auparavant par des modèles d’interprétation bâtis sur des interactions entre sociétés et milieux naturels. L’importance relative du pouvoir explicatif des théories issues de l’interaction spatiale a grandi, sans toutefois se substituer totalement à l’interprétation des différenciations géographiques par les effets réciproques des sociétés et des milieux.

Un premier enrichissement au modèle gravitaire qui résume l’essentiel des flux échangés entre deux lieux a été de considérer que le produit des masses traduisait simplement une probabilité d’échanges interindividuels entre les lieux. Alan Wilson (1971) a utilisé un modèle de maximisation de l’entropie sous contrainte des coûts de déplacement pour évaluer, plus précisément qu’avec un modèle gravitaire simple, les prévisions de mobilité à l’intérieur des villes ou entre des régions. L’interprétation des termes du modèle gravitaire a aussi été enrichie, d’abord en définissant les unités des masses comme les entités susceptibles d’entrer en interaction (mesures d’attraction et de répulsion), puis en modulant les mesures de la distance selon les expressions de la contrainte exercée sur les échanges (pénibilité physique, coût économique, manque d’information) (Fotheringham et O’Kelly 1989).

Les frontières de toute nature (naturelles, politiques, linguistiques, culturelles) opposent des obstacles plus ou moins imperméables aux interactions sociales. Une bonne partie des écarts constatés empiriquement par rapport aux modèles classiques d’interaction spatiale formulés sous une hypothèse d’espace isotrope sont des relations préférentielles intensifiant les échanges et des effets de barrière qui les réduisent. Ils ont pu être intégrés par des modèles plus généraux ne se contentant pas d’utiliser diverses mesures de la distance mais prenant explicitement en compte l’existence des frontières des maillages territoriaux. L’interaction spatiale englobe ainsi les interactions territoriales (Grasland 2001 ; Cattan et Grasland 1994). La persistance temporelle des effets sociaux d’anciens obstacles comme ces « frontière fantômes » étudiées par Béatrice von Hirchhausen (2023) est souvent très remarquable.

Controverses et débats

Les postures de certains promoteurs des courants de géographie sociale et culturelle en France, phénoménologique ou radicale aux Etats-Unis, marxistes ou post modernes en Grande-Bretagne, les ont conduits à critiquer les approches quantitatives des mobilités, au nom d’un refus de la modélisation, ou bien sous couvert du principe d’individualisme méthodologique, ou encore selon une revendication d’exclusivité qualitative pour les sciences sociales. Une fausse et vaine querelle a été faite aux concepts de l’interaction spatiale et plus généralement à ceux de l’analyse spatiale. Ces critiques prétendaient que les praticiens de ces approches supposaient des effets directs de l’espace et négligeaient les libres interventions des acteurs sociaux qui portent les interactions. En somme, l’accusation d’un nouveau déterminisme spatial rejouait celle énoncée des décennies plus tôt à l’encontre du déterminisme par les conditions du milieu naturel. Certains détracteurs osèrent même parler du supposé « fétichisme de l’espace ». Waldo Tobler (2004) a très précisément discuté les objections soulevées au sujet de l’énoncé de sa « première loi de la géographie », notamment pour revendiquer la possibilité d’affirmer des lois en sciences sociales. S’il est vrai que dans une certaine littérature anglophone des travaux aient pu réduire le concept d’interaction spatiale à la seule analyse mathématique des matrices de flux, cette vision étroite et techniciste n’a pas dominé la pratique des utilisateurs du concept d’interaction spatiale en France.

Les débats scientifiques qui demeurent au sujet des interactions spatiales concernent principalement la mesure des effets relatifs de la proximité territoriale et de la connexité dans les réseaux, la difficulté des interprétations en termes cognitifs de l’origine et des effets des interactions spatiales. Les solutions sont recherchées dans les comparaisons multi-échelles et interculturelles des observations et dans l’approfondissement des transferts conceptuels entre les disciplines. Les connotations anthropocentriques du terme même d’interaction, qu’on pourrait considérer comme issu des sciences de la nature, ne font aucun doute si l’on se souvient qu’un article de vulgarisation scientifique consacré aux quatre types d’interaction décrites pour la physique de la matière en donnait en exergue cette définition : « l’interaction est ce qui fait qu’un morceau de matière n’est pas insensible à la présence d’un autre morceau de matière ».

Bibliographie

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DATE

Avril 2023

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