La halte (ou l’arrêt), définie comme le lieu et le moment, obligés et privilégiés, d’inscription des mobilités dans les territoires qu’elles empruntent, introduit un urbanisme des interfaces, des limites, des points de passage entre mouvement et établissement, pour reprendre les catégories d’Ildefonso Cerdà (1867). Prendre en compte la halte contribue donc à examiner non pas le mouvement « en général » mais plutôt le « devenir-urbain du mouvement dans ses très multiples formes. » (Amar, 1993 : 143). De la même façon, en introduction à l’ouvrage intitulé La mobilité qui fait la ville (Chalas, Paulhiac, 2008), Yves Chalas exprimait le fait que, à côté de la mobilité « qui défait la ville », celle-ci « présente un autre visage, potentiellement plus positif et plus constructif », et ceci « tant en ce qui concerne la vie sociale urbaine (la civitas) […] que la forme urbaine construite (l’urbs).» (2008 : 6-7). Partant de ce postulat, il s’agit, disait-il, de comprendre « comment le mouvement fait lieu » au bénéfice de l’urbain. Cerdà n’affirma-t-il pas que « l’urbe, considéré comme un appendice de la grande voirie universelle, n’est rien de plus qu’une sorte de halte plus ou moins étendue et plus ou moins complexe ».
Les approches des mobilités en lien avec la halte : points de réseau, adhérence et riveraineté
Cette prise en compte de la halte, ou de l’arrêt, se retrouve chez plusieurs auteurs issus de différents champs scientifiques (c’est nous qui soulignons halte et arrêt dans les citations qui suivent): le géographe Robert Capot-Rey postulait que « ni à ses origines, ni dans son développement, la ville n’est un produit pur et simple de la route ; elle résulte d’une pression exercée par la nature, puis par les hommes, pour contraindre la circulation à marquer un temps d’arrêt. » (cité par Demorgon, 1991 : 47) ; Paul Virilio, urbaniste, affirmait de la même façon : « la cité n’est qu’une halte, un point sur la voie synoptique d’une trajectoire […] Il n’y a circulation qu’habitable » (1977 : 16) ; tandis que, Marcel Henaff, historien et anthropologue, confirmait : « [la ville] est un port au croisement des routes, des chemins de fer, des lignes aériennes, quelquefois des rivières et des canaux, une halte sur les voies terrestres, d’eau, ferrées, aériennes etc. » (2008 : 129).
Aujourd’hui, dans cet univers dominant des réseaux à grande vitesse – aériens, ferrés et autoroutiers – comment accoste-t-on aux rives des archipels urbains (Viard J., 1994 ; Beaucire F. et alii, 1997) ? Jean Ollivro fait le constat que « la vitesse mène à des arrêts sélectifs et impose une alternative catégorique : choisir entre le mouvement et la halte. Jadis, la marche était peu éloignée de l’arrêt. Désormais, la vitesse avale les lieux, impose des temps d’accélération et des distances de freinage limitant par la même la fréquence des haltes […] La rapidité s’oppose à une desserte fréquente. » (2000 : 40). Face à ce dilemme entre vitesse et halte, il encourage à privilégier cette dernière, suggérant que « en redécouvrant l’arrêt, en jouant sur les différences de portée des déplacements, les transports peuvent devenir des donneurs de sens, des espaces de direction. Ils doivent permettre d’humaniser le territoire, de le redécouvrir, et non pas de le balayer par la rapidité ».
Dans leur approche fondatrice de l’articulation des réseaux et des territoires, N. Stathopoulos, A. Peny et G. Amar (1993) portent leur attention sur les « formes et fonctions des points-de-réseaux », « du modeste point d’arrêt d’autobus, muni d’un simple potelet sur un trottoir, jusqu’au complexe d’échange aéroportuaire », avec l’objectif de « revaloriser les points par rapport aux lignes ». A partir de cette approche, deux concepts ont été proposés pour en évaluer les modalités: l’adhérence (Amar, 1993) et la riveraineté (Brès, 2005). Elles abordent spécifiquement les conditions concrètes de l’interface entre les différents types de mouvement et les ter¬ritoires qu’ils empruntent. La notion d’adhérence des mouvements à l’espace urbain a été dévelop¬pée par G. Amar dans le cadre de son approche de « la ville comme système de mouvement » par opposition à la ville « comme ensemble d’acti¬vités » (Amar, 1993). Il s’agissait pour lui d’observer le mouvement en tant que « opérateur et mode d’urbanité » et, à la suite, de carac¬tériser les types de mouvement en fonction des modalités de leur rap¬port à l’urbain. Suivant ce point de vue, il a proposé de les situer le long d’une échelle d’adhérence allant de l’adhérence terminale, discontinue, qu’illustre parfaitement le transport aérien, « le modèle par¬fait de l’origine-destination », à l’adhérence longitudinale, continue, où l’on trouve la marche à pied « qui permet de changer de destination ou d’en inventer de nouvelles à chaque pas ». Cette notion d’adhérence invite ainsi à un renversement conceptuel puisque ce n’est plus l’espace urbain qui accueille le mouvement mais bien plutôt le mouvement qui, à travers sa capacité et les opportunités offertes d’adhérence, s’implique dans l’espace physique et contribue ainsi à produire du lieu (Brès, 2015). On retrouve cette notion d’adhérence chez N. A. Salingaros pour décrire les interfaces du « réseau urbain » (Urban Web) comme « colle » de la fabrique urbaine, « the glue of urban fabric » (2005 : 189).
Dans le prolongement de ce même basculement conceptuel, étendu cette fois à l’espace physique de la voie, la notion de riveraineté permet quant à elle de caractériser l’intensité des inte¬ractions entre une voie et les territoires qui la bordent à partir du degré d’inscription sur ses rives des pratiques de mobilité qu’elle accueille. Elle introduit un mode de qualification de la voie à partir des opportunités de halte – aménagées ou tolérées –présentes sur son linéaire en relation avec les fonctions urbaines situées sur ses rives. Ces lieux de halte sont ainsi autant d’interfaces où s’opèrent frottement ou friction (Salingaros 2005 : 91), qui qualifient le « rapport osmotique » que les réseaux capillaires ont avec leur contexte tout au long de leurs parois (Secchi, 1999). Pour prendre l’exemple de la voie routière, on trouve aux deux extrémités de l’échelle de riveraineté la rue et l’autoroute : la première, de rive¬raineté continue, associe espace du mouvement et lieux de halte et d’accès sur ses rives suivant la configuration urbaine conventionnelle, ménageant bandes de stationnement des modes motorisés le long de la chaussée, trottoirs pour les piétons, pistes cyclables de plus en plus fréquemment, et les éventuelles extensions des commerces situés en rez-de-chaussée du bâti ; à l’opposé, l’autoroute, de riveraineté nulle, parce que n’entretenant aucune relation avec son environnement (en dépit de l’aménagement d’aires d’autoroute à caractère « régional »). C’est en effet l’une des spécificités de l’autoroute que la suppression du « droit de rive¬raineté » qui s’applique au foncier situé le long de son emprise, avec des échanges en dénivelé qui se substituent aux croisements.
Les recherches sur les lieux de halte
A partir de ce focus mis sur la halte ou l’arrêt, de nombreux travaux et recherches ont porté sur les « points de réseau » de transport collectif, ferré, routier et aérien ; depuis les travaux pionniers d’Isaac Joseph sur les gares et les espaces de la mobilité (1998, 1999) jusqu’aux travaux plus récents portant sur les pôles de transport, le plus souvent intermodaux, en rapport avec les démarches de type TOD/Transit Oriented Development (Gallez et alii, 2015 ; Maulat, 2020), ou encore sur les aéroports (Roseau, 2021, 2012). Peu de travaux ont porté sur la halte « ordinaire », celle notamment liée à l’usage de modes de déplacement individuels, comme le vélo, la moto et surtout l’automobile, en raison notamment de leur caractère ubiquiste, qui rend leur inscription spatiale complexe à appréhender (Pradel et alii, 2015). Donald Appleyard reconnaissait ainsi dès les années 60 ne pas avoir pris en considération la transition entre mouvement et halte à destination : « nous nous sommes préoccupés en priorité du phénomène de mouvement continu et nous sommes passés rapidement sur le problème de la transition. En particulier, nous n’avons pas abordé la conception du « terminus » : l’aire de stationnement ou l’entrée du bâtiment. Trop souvent cette transition est visuellement brutale du point de vue de la vitesse et de l’échelle » (Appleyard et alii, 1966). Même si le stationnement automobile a donné lieu à de multiples études à visée plutôt technique ou opérationnelle, généralement pour condamner son emprise importante destructrice de l’espace public, l’approche fine des « territoires de l’automobile » (Dupuy, 1995) est restée peu développée, comme le constate A. Picon (1998 : 89) : « la qualité de vie des habitants des villes territoires d’aujourd’hui passe par aussi par l’aménagement des espaces dévolus à l’automobile, au-delà des tâches de construction et d’entretien de la voirie [ …] Force est de constater à ce propos que ces espaces sont à la fois assez peu étudiés en tant que tels. La prise en compte de leurs spécificités et de leurs possibilités d’évolution présuppose un déplacement du regard porté sur l’urbain ».
Comment la problématique de la halte recoupe des problématiques plus larges
Cette approche de la halte ou de l’arrêt en tant que lieu et moment, obligé et privilégié, de l’inscription territoriale des mobilités recoupe de nombreux questionnements actuels portant aussi bien sur l’accompagnement des mutations territoriales en cours, la mise en œuvre de la transition écologique ou l’impact des nouvelles technologies sur les pratiques de déplacement.
La multiplication et la diversification des points d’adhérence entre réseaux et territoires, avec, par exemple, l’extension des réseaux métropolitains de transport collectif ou le redéveloppement des lignes ferrées régionales, ont-elles un « effet structurant » (Offner, 1993 ; Beaucire, 2014) sur les recompositions territoriales ? Favorisent-elles la concentration ou à la dispersion des populations ?
Dans le contexte du réchauffement climatique, y-a-t ’il convergence entre transition socio-écologique et transition mobilitaire (Dubois et alii, 2021) qui conduirait à une revalorisation du local ? C’est ce que suggèrent certaines initiatives comme Cittaslow qui souhaitent, en associant lenteur et proximité, favoriser les opportunités de « frottement social » (Beaucire, 1998) entre passants et riverains et contribuer de cette manière à la reconquête des espaces publics.
Ce changement de regard sur la halte doit également la mettre en regard des évolutions technologiques : les NTIC qui, en facilitant les mobilités et en les associant, encouragent au déplacement et en accentuent l’ubiquité de même que celle de la halte et de l’arrêt ; les évolutions de l’automobile – motorisation « propre » et peu bruyante, conduite plus ou moins « assistée », jusqu’à rendre le véhicule « autonome » – sont susceptibles d’en modifier à la fois l’usage et la représentation dans le sens de sa « domestication ». De même pour le vélo, dont l’assistance électrique, de plus en plus développée, étend considérablement la pratique, à la fois dans l’espace et tout au long de la vie de ses usagers.
Où et comment faisons-nous halte aujourd’hui et le ferons-nous demain : c’est aussi une question d’urbanisme et d’aménagement.
Bibliographie
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