L’accessibilité mesure le degré de facilité avec lequel un lieu, un équipement, une ressource, peut être atteint à partir d’un ou de plusieurs autres lieux, en utilisant tout ou partie des moyens de transport existant (Bavoux et Chapelon, 2014). Certains auteurs distinguent l’accessibilité des lieux, qui met l’accent sur la position plus ou moins centrale d’emplacements attractifs, et l’accessibilité des personnes, qui rend compte de l’ensemble des ressources que les populations peuvent potentiellement atteindre et des conditions de cet accès (Ferreira et Batey, 2007). L’accessibilité spatiale s’appuie donc sur la prise en compte d’une distance entre des populations et des ressources (Ressource(s)), entendues comme des équipements ou activités qui répondent aux besoins d’une société ou d’un groupe social (écoles, commerces, lieux d’emploi, lieux de soin…), cette distance pouvant donner lieu à un déplacement ou non. L’accessibilité se différencie ainsi de l’accès qui concerne le déplacement réellement effectué pour utiliser cette ressource. C’est donc une mesure théorique, potentielle, au sens où elle n’est pas liée à une mobilité réalisée. Le passage de l’accessibilité à l’accès effectif dépend en partie de la proximité aux ressources et des conditions de déplacement, mais aussi d’autres composantes non spatiales. Ces dernières peuvent être liées à la perception de l’effort à fournir, au manque d’information sur l’existence de ces ressources, aux horaires d’ouverture (commodités) ainsi qu’à la composante financière de l’accès, qui inclut non seulement le coût du service (par exemple un médecin pratiquant des dépassements d’honoraires aura un niveau d’accessibilité financière plus faible qu’un médecin qui n’en pratique pas, voir notice Accessibilité aux services de santé) mais aussi le coût du déplacement, notamment le coût de l’énergie associé à la mobilité automobile (Lejoux, 2017).
La relation entre accessibilité et mobilité est donc paradoxale puisque dans sa dimension spatiale, l’accessibilité ne s’appuie pas sur une mobilité réalisée. Dans des sociétés où les lieux de vie et d’activité sont de plus en plus éloignés les uns des autres, les mobilités (quotidiennes ou fréquentes) sont de plus en plus une condition nécessaire, bien que non suffisante, de l’accès aux biens et aux services (Gallez, 2015). La notion d’accessibilité permet de souligner des inégalités liées à la disjonction spatiale entre ressources et populations. Cette disjonction est plus forte dans certains espaces, affecte davantage certains ménages et pèse sur leurs mobilités.
Les mobilités quotidiennes, des variables d’ajustement face aux inégalités croissantes d’accessibilité spatiale ?
À l’échelle nationale, la concentration des emplois dans les zones métropolitaines ainsi que la tendance à la fermeture des services dans les zones de faible densité conduisent à un éloignement croissant des emplois et des services par rapport aux lieux de résidence. Ainsi, en France métropolitaine, entre 1999 et 2019, la distance médiane domicile-travail a augmenté de 40% (+2,3 km) pour les actifs en emploi et de 54% (+4,4 km) pour les habitants du rural (Chaumeron, Lécroart, 2023). Barczak et Hilal (2017) ont pris la mesure du repli généralisé des services publics entre 1980 et 2013 (-36% des bureaux de poste, -24% des écoles primaires, -48% des maternités). Il en résulte un seuil d’apparition de plus en plus élevé, qui passe de communes de 100 à 200 habitants pour les écoles primaires, de 400 à 1050 habitants pour la Poste, de 4200 à 7500 habitants pour les maternités. Bergonzoni (2021) montre par exemple dans le cas du Lot que le pourcentage de femmes en âge de procréer et résidant à plus de 45 minutes d’une maternité est passé de 6% en 2000 à 24% en 2017 à la suite de la fermeture de 3 des 4 maternités présentes en 2000 dans le département. Dans ce contexte, l’accessibilité spatiale aux ressources dépend étroitement de l’accroissement de la mobilité automobile, pensée comme une solution pour accéder à des ressources de plus en plus distantes, voire comme une « injonction » face à l’absence de ressources locales (Fol et Gallez, 2017). Plusieurs auteurs ont montré que ces arguments s’appuient sur une vision réductrice de la mobilité « sans coûts ni contraintes » (Askenazy et Escudero, 2022) et que le recours croissant aux mobilités quotidiennes, tout en compensant globalement la diminution de ressources locales, accentue les inégalités d’accès aux ressources pour les ménages les plus isolés et/ou les plus défavorisés, voire conduit au renoncement aux services.
Cette question a été largement documentée à propos de l’inégale accessibilité aux services en milieu urbain. Dans la synthèse consacrée à cette question, Viana Cerqueira (2022, p.77) affirme ainsi que « la capacité à atteindre un service donné est un critère fondamental de la problématique des inégalités sociales renvoyant à la localisation des équipements et au potentiel de déplacement des populations. Ces deux éléments dépendent étroitement des ressources de chacun ». Des différences d’accessibilité selon les lieux et les groupes sociaux ont été mises en avant dans des contextes différents : à titre d’exemple, en Australie pour le sport (Giles-Corti et Donovan, 2002), en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis pour l’accessibilité aux légumes frais (Pearce et al. (2008), Michimi et Wimberly (2010), au Canada pour les soins (Apparicio et Seguin, 2006), en France pour les commerces et services (Caubel, 2006 ; Motte-Baumvol, 2007) et pour l’emploi (Wenglenski, 2004). Ces études soulignent généralement le fait que les ménages avec peu de ressources ont peu de choix de lieu de résidence et sont conduits à élire domicile dans des lieux où l’offre de services et de transport en commun est faible, et où l’accessibilité aux services localisés à distance est donc réduite. Dans une logique plus exclusive, les gated communities offrent des services pour leurs habitants qui sont inaccessibles aux résidents proches mais extérieurs à la communauté. Le plus souvent mesurées à partir du lieu de résidence des populations, ces inégalités sociales d’accessibilité aux ressources persistent si l’on prend en compte les ressources disponibles à partir de l’ensemble des lieux activités des individus (loisirs, résidence, activité) (Vallée et al. 2015). L’accès aux ressources, point clé du « droit à la ville », se pose d’une manière particulièrement aigüe dans les villes des pays en développement (Michel et Ribardière, 2017), où la carence de services dans les quartiers populaires et la densité de services rares dans les quartiers centraux se doublent de difficultés d’accès aux transports. Cette inégalité peut conduire au renoncement aux services, ou entraîner des réponses spécifiques du marché (services de taxis collectifs). Dans tous les cas, le coût pour les populations défavorisées est redoublé. L’émergence d’une structuration polycentrique des villes peut modifier l’accessibilité et créer de nouvelles logiques de proximité. Aguilera et Proulhac (2006) valident ainsi l’hypothèse d’une réduction des distances de déplacement en lien avec le polycentrisme, en confrontant les déplacements organisés par les pôles secondaires de Melun et Marne-la-Vallée à ceux de l’ensemble des Franciliens (Enquête Globale Transport de 1983 et 2001). Plus récemment, dans un article portant sur les effets de l’évolution du réseau de transport sur le temps d’accès à l’emploi entre 1982 et 2015 dans un grand bassin parisien, Le Néchet (2020) note que le processus d’étalement urbain est allé de pair depuis les années 1990 avec une montée en puissance de centralités secondaires d’emploi ayant une capacité à polariser les flux locaux ; toutefois, l’accessibilité spatiale à l’emploi ne s’est améliorée que pour une soixantaine de zones parmi les 513 systèmes urbains polycentriques étudiés.
D’autres travaux ont mis l’accent sur des mécanismes assez semblables dans les espaces ruraux de faible densité, à des échelles régionales. Dans un grand quart Sud-Est de la France, Godoye (2022) interroge la transformation de la présence de l’Etat dans les territoires, à travers l’évolution de la localisation de neuf services publics (Poste, école/collège/lycée, maternités, hôpitaux, urgences, tribunaux, gendarmeries) depuis 2007. Dans une approche rétrospective et prospective, l’auteur confronte trois scénarios de fermeture (aléatoire, maintien d’une trame régulière, minimisation de la distance totale à parcourir). Il montre que les fermetures de services ont plutôt affecté les territoires faiblement peuplés, peu dynamiques démographiquement, et parfois distants des autres antennes de ces services publics. Ce faisant l’accessibilité diminue pour les populations déjà éloignées des services avec comme conséquences probables soit le renoncement soit une plus forte mobilité. Ces travaux s’inscrivent dans la lignée des travaux d’Artioli (2017), Taulelle (2012) sur le délaissement du territoire par l’Etat central et de politistes comme Bezes (2009), Pollitt et Bouckaert (2011) sur le retrait de l’Etat dans les pays de l’OCDE. En France cela correspond effectivement à l’introduction du nouveau management public dans l’organisation des services de l’Etat. Des évolutions semblables ont été constatées dans les services privés. Delage, Gourdon et Terral (2023) ont ainsi montré que 3000 agences bancaires ont fermé entre 2000 et 2018 (39 500 agences restantes en 2018), tant dans des banques mutualistes que privées, conduisant à un recul de l’accessibilité en dehors des aires urbaines et pour les personnes les plus vulnérables.
Enfin, la question de l’accès à l’emploi illustre bien l’évolution des liens entre mobilité et accessibilité à différentes échelles (Askenazy et Escudero, 2022). A l’échelle nationale, plusieurs théories économiques classiques voient dans les mobilités résidentielles interrégionales l’une des clés d’un meilleur équilibre offre-demande et d’une amélioration de l’accès à l’emploi. Dans les métropoles, les travaux consacrés à l’éloignement croissant des emplois par rapport aux lieux de résidence (mésappariement spatial ou spatial mismatch, Kain 1968) ont mis en lumière, à partir de la situation des minorités ethniques états-uniennes, de fortes contraintes d’immobilité résidentielle pour les ménages les moins favorisés, ainsi que des contraintes importantes de mobilité quotidienne, liées à des formes accentuées de ségrégation résidentielle. Les contraintes de mobilité peuvent être liées à des formes d’immobilité subie, générées par des difficultés d’accès à une voiture ou à une desserte insuffisante en transports collectifs. Dans certains cas, une alternative à la mobilité des travailleurs peut être d’encourager la mobilité des entreprises vers les quartiers connaissant les situations les plus difficiles en termes de chômage. Dans certains pays, la prise de conscience d’obstacles à la mobilité plus aigus pour les populations les plus vulnérables a conduit à la mise en œuvre de dispositifs publics encourageant la mobilité des entreprises vers des territoires prioritaires. En France, depuis les années 1990, la création de mesures « d’exception territoriale » dans les quartiers prioritaires de la ville, via des dispositifs d’exonération fiscale (ZFU Zones Franches Urbaines devenues après 2014 ZFU-TE Zones franches urbaines-Territoires entrepreneurs), vise ainsi à « rapprocher les emplois des chômeurs et corriger le mauvais appariement spatial des travailleurs et des entreprises », avec des effets non négligeables en termes de création d’emploi mais limités au sens où les emplois créés bénéficient peu aux habitants résidant dans ces quartiers (Dieusaert, 2017).
Le rapport à l’accessibilité dans les études de mobilité : capacité des infrastructures, capacités des individus.
Dans les années 1970, Koenig (1974), pionnier de l’approche par l’accessibilité dans les études de transport, met en avant l’idée selon laquelle l’utilité d’une infrastructure ne peut se résumer à la question des gains de temps, mais doit aussi tenir compte des gains d’accessibilité. Gallez (2015) souligne la montée en puissance dans les années 1990 des critiques du caractère fonctionnaliste des approches traditionnelles du déplacement. Elle met en avant la nécessité d’envisager le déplacement comme un phénomène social total, mieux pris en compte par la notion de mobilité. En effet, dans les années 1990, les discussions politiques et scientifiques autour de l’exclusion sociale et territoriale s’enrichissent des approches américaines sur le spatial mismatch : de nombreux travaux soulignent la dépendance automobile, le décalage spatial entre lieux de résidence et localisation des ressources, notamment en termes d’emploi. Pour Gallez et Fol (2017), la notion d’accessibilité peut constituer un concept opératoire pour penser et agir sur l’équité dans l’accès à la ville au sens où elle permet de choisir des localisations pour des services qui favoriseraient les plus démunis.
On est ainsi passé dans les études de transport d’une approche centrée sur la performance en temps et la capacité des réseaux d’infrastructure (souvent routière) pour établir des liens entre les lieux, à une approche qui souligne les inégalités d’accessibilité pour les catégories sociales les plus défavorisées. A l’heure de l’adaptation au changement climatique et de l’urgence écologique, cette question de l’écart entre répartition des ressources et répartition de la population prend davantage de relief : Gallez (2022) questionne les injustices sociales liées à l’injonction à la mobilité et interroge la manière dont la proximité pourrait constituer une orientation pour habiter le monde dans un contexte où la maîtrise des déplacements devient un enjeu majeur. Pour Gallez (2015, p. 61), « plus la mobilité devient indispensable du fait de la dissociation spatiale des activités, moins la gestion de la demande de déplacement pour des raisons de réduction des nuisances environnementales apparaît acceptable socialement ». L’introduction d’un « droit à la proximité » qui viendrait compléter et contrebalancer un « droit à la mobilité » ne pourrait ainsi se concevoir de manière durable sans considérer la manière dont la proximité permettrait de limiter les inégalités socio-territoriales.
Accessibilité numérique, mobilité virtuelle : en quoi les transformations sociales et spatiales induites par internet invitent-elles à revisiter la notion d’accessibilité aux ressources ?
La recherche d’articulations entre un « droit à la mobilité » et un « droit à la proximité » génère des tensions qui sont bien illustrées par les débats relatifs au thème de la « ville du quart d’heure » (Moreno et Veltz, 2022). Développé dans les années 2010, ce modèle promeut un aménagement urbain guidé par un objectif de forte proximité temporelle entre les lieux de résidence et les services essentiels du quotidien, qui doivent être accessibles à moins de 15 minutes en modes doux afin de diminuer les déplacements automobiles et d’améliorer la qualité de vie à l’échelle des quartiers. Les nombreux débats que suscite la mise en avant de ce modèle (Pottier, 2023) rappellent que la proximité « n’est pas banale et sans dilemme » (Cremaschi, 2022) et qu’elle entre notamment en tension avec l’allongement observé des mobilités quotidiennes pour atteindre l’emploi. Ces débats soulignent également que si trois des composantes du modèle de la ville du quart d’heure (proximité, diversité et densité) réactualisent un débat plus ancien sur la recherche de formes urbaines économes en déplacements, la quatrième composante, sur « l’ubiquité par le numérique », en constitue un nouvel aspect (Cremaschi, 2022). En effet, le télétravail, tout comme le commerce de proximité en ligne ou l’examen médical en visioconférence, sont perçus comme pouvant « combler certaines lacunes » des services offerts par le territoire sans pour autant s’y substituer (Moreno et Garnier, 2020). Or il existe un risque fort que cette composante numérique s’appuie sur des pratiques socialement inégalitaires : le télétravail se diffuse, mais ces évolutions concernent des métiers minoritaires et socialement privilégiés (Askenazy et Escudero, 2022) et il n’existe pas de lien simple de cause à effet entre son augmentation et la réduction des déplacements ou de la congestion (Aguilera et Terral, 2021). De plus, cette composante numérique génère elle-même de nouveaux déplacements pour les employés acteurs de la réorganisation logistique. Une enquête menée entre 2018 et 2022 sur les livreurs des plateformes de vente en ligne de repas a mis en lumière la disjonction entre zone de livraison et lieux de résidence pour ces emplois mobiles du e-commerce (290 000 emplois liées aux plateformes en Ile-de-France en 2017) (Aguiléra et al., 2022). Les livreurs ont intérêt à se localiser dans la capitale pour accéder à un potentiel de courses plus important alors qu’une partie d’entre eux (20% des « professionnels ») résident dans les communes populaires de l’Est de la banlieue parisienne (Seine-Saint-Denis) et de la grande couronne (Seine-et-Marne).
Plus généralement, l’essor d’internet et la dématérialisation de l’accès à des biens et services de plus en plus variés (administration publique, services publics et privés, biens marchands, emploi, etc.) amènent à revisiter l’articulation entre accessibilité aux ressources et mobilité. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la montée en puissance de l’espace numérique dans la problématique de l’accès soulève de nombreuses questions territoriales, portant sur la manière dont cette apparente abolition de la contrainte géographique transforme, réduit ou accentue les inégalités d’accès aux ressources localisées. Dans les politiques publiques de planification des services au public, la dématérialisation de l’accès est souvent valorisée pour réduire des situations d’exclusion sociale, pour les personnes en déficit de mobilité, et permettre un accès sans mobilité : Taulelle (2012) et Chouraqui (2021) ont ainsi souligné que la réduction des services au public en milieu rural depuis les années 1990, motivée par la recherche d’économies budgétaires et d’un compromis entre égalité territoriale et viabilité économique, avait été facilitée non seulement par la progression de la mobilité géographique mais aussi par l’introduction du numérique. Doré (2021) a montré que cette solution alternative au maintien d’équipement transparaît notamment dans les schémas départementaux d’amélioration de l’accessibilité des services au public instaurés par la loi NOTRe (Nouvelle organisation territoriale de la République) en 2015. Les territoires ruraux qui restent confrontés à l’insuffisance de la couverture numérique subissent toutefois une « double peine », du fait du cumul de difficulté d’accessibilité spatiale aux services courants supérieurs à 25 minutes et de la moindre couverture numérique. A partir de terrains d’étude variés dans les quartiers Politique de la ville et dans certains espaces ruraux isolés, Beauchamps (2012, 2017) invite à repenser les liens entre accessibilité numérique, mobilité et exclusion sociale : elle montre que si les ressources accessibles via internet offrent « de réelles perspectives d’amélioration de l’estime de soi et d’épanouissement social, notamment pour les personnes dont la mobilité est freinée par des capacités physiques moindres (pour les personnes âgées ou souffrant de handicaps), par des programmes d’activités particulièrement contraints (pour les mères de familles monoparentales, par exemple) », les inégalités d’usage ou d’accès à internet risquent de redoubler les désavantages sociaux dont souffrent les populations les plus modestes, dans une société où « les services publics et privés, les commerces sont restructurés pour s’orienter vers des clients et des usagers dont on suppose qu’ils sont internautes », ajoutant une dépendance numérique croissante à la dépendance automobile.
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