Les baleines sont des espèces mobiles. Elles peuvent parcourir des milliers de kilomètres par an. Leurs migrations sont saisonnières et si les raisons de ces déplacements continuent d’interroger les chercheur.es, la plupart s’accorde à dire que ces mobilités sont alternantes entre les lieux de reproduction et les lieux d’alimentation. Leur mode de vie mobile et souvent solitaire les a rendues vulnérables, soulignant combien leurs territorialités mobiles ne peuvent être dissociées d’une prise de risque. D’autant que les routes migratoires des baleines croisent les voies majeures de navigation des navires marchands commerciaux et de pêche. On ne peut en outre parler des baleines sans évoquer la chasse et l’exploitation industrielle dont elles ont été la cible notamment au 19e siècle. Ce n’est qu’au milieu du 20e siècle que leur protection est devenue une priorité internationale fortement influencée par une autre forme de mobilité : le tourisme. Le tourisme baleinier, whale watching, s’est érigé en allié dans la lutte pour la protection des baleines malgré les controverses liées à l’impact de cette activité. Qui mieux que Moby Dick (Melville première parution 1851, édition 2011), entre symbole et métaphore, pour incarner les relations ambiguës tissées entre les humains et les baleines au prisme des mobilités ?

Les routes des baleines : les superhighways

Les migrations des baleines sont connues depuis longtemps et beaucoup d’études basées sur l’observation et la photographie ont fourni des informations importantes sur ces déplacements. Les distances parcourues par les baleines sont un sujet qui fascine scientifiques et médias. Elles varient d’une espèce à une autre : de 5 000 km pour des baleines de l’Atlantique Nord à 12 000 km pour celles du Nord-Ouest, et ces distances peuvent atteindre jusqu’à 20 000 km dans le Sud-Est Pacifique (Guzman, Félix 2017 ; Sylvestre, 2010). Les baleines se déplacent souvent seules, parfois en groupe dont la taille varie également selon les espèces (jusqu’à quelques centaines d’individues). Les mobilités sont saisonnières été-hiver et alternantes : les baleines passent l’été à se nourrir dans les eaux polaires puis se déplacent vers les eaux plus chaudes pour la reproduction. Les baleines du Nord ne rencontrent jamais les baleines du Sud, les migrations s’arrêtent à l’Equateur. Tout se passe comme si une frontière invisible structurait ces déplacements tout en permettant de réguler une bonne répartition des ressources et des habitats.

Si les raisons des migrations sont connues, entre alimentation et reproduction, un mystère entoure encore ce qui rend ces migrations possibles. Pour évoquer le facteur déclenchant de ces migrations, les chercheur.es avancent plusieurs théories comme l’influence du pôle magnétique, celle de la sensibilité de la peau aux différences de températures ou encore celle de la baisse de la luminosité avec le raccourcissement des jours, renvoyant ainsi au rythme circadien (Sylvestre, 2010).

Malgré l’arrêt de la chasse industrielle, les baleines sont encore des espèces menacées et soumises à des risques divers comme la pêche industrielle, la pollution et la circulation des navires marchands. Pour leur assurer une meilleure protection, une connaissance détaillée des itinéraires de migrations est un impératif. En effet, les données restent parcellaires en raison de la rareté des études et d’observations qui, compte tenu des moyens, sont limitées aux échelles locales et régionales. Pour la première fois, une cartographie globale des routes de migration à l’échelle mondiale a été réalisée grâce aux traces satellitaires de près de 1 000 baleines observées sur une trentaine d’années (figure 1). Cette étude a été effectuée sous la direction du WWF, par plusieurs universités dont l’Oregon State University, l’University of Southampton et l’UC Santa Cruz (2022). Les territorialités mobiles des baleines sont qualifiées de corridors bleus par les scientifiques. Leur identification au plus près des déplacements effectués est un enjeu majeur pour les ériger en territoires à protéger et pour sensibiliser les gouvernements et les organismes internationaux aux menaces qui pèsent sur ces espèces lors de leurs mobilités récurrentes. Identifier pour mieux protéger soulève toutefois un débat récurrent. Il est ici légitime de s’interroger sur l’usage qui pourrait être fait de la connaissance fine des trajets migratoires des baleines par les pays qui continuent de pratiquer la pêche à la baleine.

Les routes des baleines

(Fig. 1) Cartographie globale des routes de migration à l’échelle mondiale © WWF, 2022, DOI: 10.5281/zenodo.6196131
https://zenodo.org/record/6196131#.ZBwAiqTfuDY
https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/legalcode#languages

La vulnérabilité durant la migration : quand les réseaux protègent la biodiversité

La mobilité rend les baleines vulnérables. Le rapport du WWF (2022) identifie six facteurs globaux dangereux qui interviennent lors des migrations et qui ont aussi un impact sur l’habitat essentiel des baleines. Plusieurs d’entre eux ont des effets directs sur les mobilités. Le changement climatique par exemple affecte la température des océans, modifiant ainsi le cycle des migrations. La pollution essentiellement sonore provoquée par les navires de pêche et les opérations industrielles perturbe les facultés auditives et par conséquent les capacités d’orientation lors des déplacements. La pêche industrielle et ses filets en pleine mer ainsi que la circulation massive des grands navires marchands multiplient les collisions et constituent également de grands dangers sur les routes migratoires des baleines.

La préservation de leur habitat ne suffit plus à les protéger. Les chercheur.es s’accordent sur le principe que c’est par une approche relationnelle de l’espace que les enjeux de la protection des baleines seront assurés. La conservation de la connectivité est un concept qui reconnaît que les espèces survivent et s’adaptent mieux lorsque leurs habitats sont gérés et protégés dans de vastes réseaux interconnectés (Lausche, Laur, Collins, 2021 ; WWF, 2022). En 1972, le Mexique a été le premier pays au monde à créer une zone marine protégée (MPA) pour les baleines dans la Laguna Ojo de Liebre de la péninsule de Basse-Californie. Depuis, un réseau de MPA a été mis en place et couvre aujourd’hui près de 22 % du territoire mexicain. Plus récemment, en 2021, une coopération internationale entre le Panama, l’Equateur, la Colombie et le Costa Rica a permis d’initier un réseau interconnecté de MPA, le corridor marin du Pacifique tropical oriental (CMAR), d’une superficie de 500 000 km2 reliant des habitats marins essentiels le long d’une route majeure de migrations des baleines et également d’autres espèces comme les tortues de mer, les raies et les requins (WWF, 2022)

Cette approche par la préservation de la connectivité rejoint clairement les réflexions des géographes sur les systèmes urbains et l’intérêt d’un dépassement d’une approche fixiste de l’espace (Berroir, Cattan et al., 2017). Ces démarches signifient que les territoires doivent être pensés en termes d’interdépendances et d’articulation et non plus en termes de répartition et de localisation. Les chercheur.es impliqué.es dans le rapport du WWF déplorent le retard des réflexions sur les réseaux et la connectivité dans le champ des recherches marines « However, connectivity research in marine systems remains much less advanced than for terrestrial systems and the science is less-well developed » (WWF, 2022 p. 117).

Force est de constater que dans le cas des systèmes urbains comme dans celui des blue corridors baleiniers, c’est bien la question de la gouvernance des réseaux qui interpellent. Le défi est de savoir gérer la discontinuité territoriale et les limites mouvantes de territoires concernés par les mobilités en proposant de nouveaux cadres d’action qui prennent en considération le flux et le passage. Beaucoup de chemins restent à parcourir pour proposer des systèmes durables de gouvernance en réseau qui mettent l’accent sur la coopération et la connexion dans la gestion et le développement des territoires qu’ils soient terrestres ou marins.

Migrations des baleines et tourisme comme producteur de patrimoine

L’enjeu de la préservation des baleines, fortement lié au tourisme et à une conscience écologique et environnementale, a conduit certains pays et régions à entreprendre des démarches de patrimonialisation. L’exemple de la « Route des baleines », un projet qui se construit dans l’Océan Indien, dans un objectif de patrimonialisation, pour créer une entité territoriale autour des corridors empruntés par les baleines est à ce titre emblématique. Le territoire de ce sanctuaire baleinier est celui de l’étendue spatiale dans laquelle évoluent les baleines. Il est ainsi une inscription physique des déplacements des baleines à préserver des activités humaines (Saisho, Sandron, 2017).

Ce projet montre que l’approche classique de la patrimonialisation doit être revisitée afin de saisir la façon dont les mobilités produisent du patrimoine. Cette approche entre en résonance avec les travaux des géographes sur cette question qui montrent que les mobilités des personnes, des idées et des modèles contribuent significativement à la patrimonialisation des objets et des structures qui n’auraient pas été reconnus comme tels par l’action isolée des communautés locales (Gravari-Barbas, 2022).

La « Route des baleines » est un exemple doublement original d’une patrimonialisation par les mobilités, puisqu’elle est élaborée d’une part dans une conscience de préservation d’une espèce et d’un territoire mobile et, d’autre part dans un souci de développement économique qui croise une mobilité d’un autre genre et d’une autre espèce, le tourisme baleinier.

Quand deux mobilités se rencontrent : whale watching et migrations des baleines en débats

Le lien entre tourisme et préservation a fait l’objet de nombreuses controverses intégrant la question de la marchandisation. Toutefois, une lecture antinomique de la patrimonialisation et de la marchandisation est très discutable parce que les deux processus sont souvent concomitants (Pihet 2007 ; Condevaux, 2019).

Le whale watching n’est certes pas une activité sans danger : impacts des bateaux de tourisme sur le rythme quotidien des baleines, transformations sociales des territoires concernés, ou effets de ce tourisme sur les populations locales sont souvent évoqués comme des menaces à mieux gérer. Toutefois tous les spécialistes s’accordent à dire que le tourisme baleinier a fortement contribué à la patrimonialisation de l’espèce et des espaces qu’elle fréquente. Aujourd’hui, la volonté des voyageurs et des organismes gouvernementaux ou privés n’a jamais été aussi forte pour apporter des solutions qui permettraient d’assurer la sécurité des baleines et leur préservation (Shirihai, 2007).

Space matters (Massey 2005) : associer les deux mobilités des touristes et des baleines dans un même objectif de préservation des espèces et des activités revient à comprendre que l’espace compte. En effet, une observation respectueuse des baleines par les touristes doit adhérer à certaines règles. Ne pas s’approcher en deçà d’une certaine distance (variable selon les espèces) et ne pas encombrer le territoire par la coprésence de plusieurs bateaux en même temps (Sanctuaire Pelagos). Saisir les mobilités des baleines dans leurs interactions avec les mobilités humaines souligne combien l’enjeu de la coprésence sur un même territoire des deux espèces est une question de densité et d’espacement.

[1] Baleine désigne ici à la fois les cétacés à fanons (mysticètes) et les cétacés à dents (odontocètes) intégrant ainsi les baleines à bosses, les rorquals, les baleines franches australes et les cachalots par exemple.

Bibliographie

  • Berroir S., Cattan N., Dobruszkes F., Guérois M., Paulus F. et Vacchiani-Marcuzzo C., 2017. « Les systèmes urbains français : une approche relationnelle », Cybergeo [https://doi.org/10.4000/cybergeo.27945].
  • Condevaux A., 2019, « La marchandisation : double indicible du patrimoine », in Journée d’études « Vertus et Perversions du patrimoine », Perpignan, octobre [https://hal.science/hal-03612233/document].
  • Gravari-Barbas M., 2022, « Tenements in New York and riads in Marrakech. Mobilities and the new paradigme of heritagization », in Cattan N. et Faret L. (eds.), Hybrid Mobilities. Transgressive Spatialities, Routledge.
  • Guzman H.M. et Félix F., 2017, « Movements and habitat use by Southeast Pacific humpback whales (Megaptera novaeangliae) satellite tracked at two breeding sites », Aquat. Mamm, nº 43.
  • Lausche B., Laur A. et Collins M., 2021, Marine Connectivity Conservation ‘Rules of Thumb’ For MPA and MPA Network Design, IUCN WCPA Connectivity Conservation Specialist Group’s Marine Connectivity Working Group.
  • Massey D., 2005, For space, Sage Publications.
  • Melville H., 2011, Moby Dick, Libretto.
  • Pihet C., 2007, « Venir pour voir les animaux : le paradoxe du rôle de la grande faune dans le développement des territoires touristiques », communication au colloque Tourismes et territoires, Mâcon, septembre [https://shs.hal.science/halshs-00202432/document].
  • Robbins J., Dalla Rosa L., Allen J.M., Mattila D.K., Secchi E.R., Friedlaender A.S., Stevick P.T., Nowacek D.P. et Steele D., 2011, « Return movement of a humpback whale between the Antarctic Peninsula and American Samoa: a seasonal migration record », Endanger Species Res, nº 13, p. 117–121.
  • Shirihai H. et Jarret B., 2007, Guide des mammifères marins du monde, Paris, Delachaux et Niestlé, coll. « Les guides du naturaliste ».
    Sylvestre J.-P., 2010, Les baleines et autres rorquals, Paris, Delachaux et Niestlé, coll. « Les sentiers du naturaliste ».
  • WWF, UC Santa Cruz, Oregon Stats University, University of Southampton, 2022, Protection Blue corridors. Challenges and solutions for migratory whales navigating national and international seas [https://wwfwhales.org/resources/protecting-blue-corridors-report].
  • Sanctuaire Pelagos, Protection des mammifères marins en Méditerranée, Où, quand et comment observer les cétacés ? [https://www.sanctuaire-pelagos.org/fr/sensibilisation/ou-quand-et-comment-observer-les-cetaces].

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DATE

Avril 2023

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